Mercredi 18 mai
A l'instant où sa vie changea pour toujours, Alex Morales, debout derrière le comptoir de Joey Pizza, coupait en huit parts à peu près égales une tarte aux épinards et au pistou.
— J'ai aussi commandé un antipasto, précisa le client.
— Il est ici, monsieur, indiqua Alex. Avec le pain aillé.
— Merci. Attends un peu. Tu ne serais pas Carlos, le fils de Luis ?
Alex arbora un grand sourire.
— Carlos est mon frère aîné. Je suis Alex.
— C'est ça. Écoute, tu pourrais dire à ton père qu'il y a un problème de plomberie au 12B ?
— Mon père est absent pour quelques jours. Il est parti à Porto Rico pour l'enterrement de ma grand-mère. Mais il devrait revenir samedi. Je le préviendrai dès qu'il rentrera.
— Pas de problème. J'ai bien attendu jusque-là. Je suis désolé pour ta grand-mère.
— Merci, dit Alex.
— Où est ton frère en ce moment ? demanda l'homme.
— Il sert dans les Marines. Ils sont en garnison à Twentynine Palms, en Californie.
— C'est une bonne chose pour lui. Salue-le de ma part. Greg Dunlap, appartement 12B.
— Ce sera fait. Et ne vous inquiétez pas, je parlerai du problème de plomberie à mon père.
Mr Dunlap sourit.
— Tu es au lycée ?
Alex hocha la tête.
— Je suis à Saint-Vincent-de-Paul.
— Un bon endroit. Bob, mon compagnon, y était, et d'après lui c'est le meilleur lycée de la ville. Tu sais dans quelle université tu veux étudier ensuite ?
Alex savait très bien où il voulait étudier, où il ne serait pas mécontent d'aller.
— Mon premier choix se porte sur l'université de Georgetown. Mais tout dépendra du coût. Et s'ils veulent de moi, évidemment.
Mr Dunlap acquiesça.
— Je raconterai à Bob que le fils de Luis est à Saint-Vincent-de-Paul. Vous trouverez bien un moment pour échanger de bonnes histoires.
— Ce serait super. Vous me devez 32,77 dollars.
Mr Dunlap lui tendit deux billets de 20.
— Garde la monnaie. Pour ta cagnotte. Et n'oublie pas de saluer Carlos de ma part. Luis doit être rudement fier de ses deux garçons.
— Merci, dit Alex en tendant la pizza, l'antipasto et le pain aillé à Mr Dunlap. Je n'oublierai pas de faire part de vos problèmes de plomberie à papa dès son retour.
— Rien ne presse.
Alex savait qu'ils disaient toujours « Rien ne presse » alors qu'ils pensaient « Je veux que ça soit fait tout de suite ». Mais un pourboire de 7 dollars garantissait qu'Alex parlerait à papa de la tuyauterie du 12B à la minute même où il reviendrait de l'enterrement de mamie.
— Le câble est mort, grommela Joey depuis la cuisine. Les Yankees sont tout près de gagner, et le câble me pète entre les doigts.
— C'est le mois de mai. Qu'est-ce que ça peut faire ?
— J'ai misé sur cette partie.
Alex se garda bien de faire remarquer que la partie se poursuivait même si le câble était mort. Il porta son attention sur le client suivant : deux pizzas au poivron et un grand Coca.
Il ne quitta pas le service avant 10 heures, plus tard que d'habitude, mais la pizzeria avait peu d'employés, et comme Joey était de mauvaise humeur d'avoir été privé de fin de match, Alex se dit qu'il valait mieux ne pas partir trop tôt. La nuit était chaude et humide, le ciel couvert, l'orage menaçait, mais du moment qu'il ne pleuvait pas, Alex était content de marcher. Il se concentra sur Georgetown et sur ses chances d'y entrer.
Être délégué adjoint en classe de première représentait un atout, mais il n'avait aucun espoir de devenir délégué en terminale. Chris Flynn était sûr de l'emporter cette fois encore. Et qui serait nommé rédacteur en chef du journal du lycée ? Lui ou Chris ? Alex soupesait leurs chances respectives quand ses pensées furent interrompues par un homme et une femme qui sortaient de la Taverne du Vieil-Amsterdam.
— Viens, ma chérie, appelait l'homme. Qu'est-ce qui te retient ? Aussi bien, demain tu seras morte.
Alex eut un grand sourire. C'est le genre de trucs que Carlos aurait pu sortir.
Pendant qu'il filait à travers Broadway, les camions de pompiers et les ambulances fonçaient dans l'avenue en mugissant sans se soucier des feux, et il commença à se demander ce qui se passait. En tournant à la 88e Rue, il aperçut des petits groupes de gens plantés devant leur immeuble. Pourtant, il ne remarqua ni rires ni bagarres. Certains montraient le ciel, mais lorsque Alex leva les yeux, il ne vit que la couverture de nuages. Une femme élégante pleurait, seule dans son coin. Puis, au moment où Alex descendait la volée de marches qui menait à l'appartement en sous-sol de sa famille, l'électricité fut coupée. Il secoua la tête et ouvrit la porte de l'immeuble. Une fois dans le couloir sombre, il frappa à la porte de l'appartement.
— Alex, c'est toi ? risqua Briana de l'autre côté.
— Ouais, ouvre-moi. Qu'est-ce qui se passe ?
Le visage de Bri apparut.
— Le courant vient juste de sauter. Le câble aussi, je crois.
— Alex, où est la lampe électrique ? demanda Julie.
— Regarde au-dessus du frigo, lança Alex. Je crois qu'il y en a une. Où est maman ?
— On l'a réquisitionnée à l'hôpital, répondit Briana. Il n'y a pas longtemps. Elle a dit qu'il y avait une grosse alerte et qu'ils avaient besoin de tout le monde.
Julie s'avança dans le salon en agitant la torche électrique.
— Ils n'ont même pas pu lui préciser à quelle heure elle aurait terminé son service, ajouta Briana.
— Papa a appelé quand tu n'étais pas là, intervint Julie. Tout le monde est arrivé entier et l'enterrement a lieu demain. Je regrette que nous n'ayons pas pu l'accompagner.
— Ça, c'est curieux, fit remarquer Briana, vu que tu te débrouilles toujours pour manquer les réunions de famille.
— Tu ferais mieux d'être plus gentille, menaça Julie. C'est moi qui ai la lampe torche.
— Sers-t'en pour chercher la radio, alors, lui conseilla Alex. Toute la ville est peut-être dans le noir.
— Je parie que c'est à cause de la Lune, dit Briana.
— La Lune ? pourquoi ? s'étonna Alex. Les taches solaires provoquent des problèmes, mais je n'ai jamais entendu parler de taches lunaires.
— Pas des taches lunaires, le reprit Briana. Mais un astéroïde ou un truc dans le genre devait percuter la Lune. Un de mes profs nous en a parlé. Elle allait à une « soirée météorite » à Central Park pour assister au spectacle.
— C'est vrai, ils en ont parlé au lycée aussi, se souvint Alex. Mais je ne vois toujours pas pourquoi un astéroïde couperait le courant. Ou pourquoi on appellerait maman à l'hôpital.
— La radio ne marche pas, constata Briana en essayant de l'allumer. Peut-être que les piles sont mortes.
— Génial, grommela Alex. Dans ce cas, pourquoi tu ne vas pas te coucher ? Maman nous expliquera ce qui s'est passé quand elle rentrera.
— Il fait trop chaud sans ventilateur, se plaignit Julie.
Alex se demandait comment maman et Bri pouvaient supporter Julie. Elle était aussi la préférée de Carlos. Papa avait l'air de la trouver attendrissante, mais c'est parce qu'elle était le bébé de la famille. Un bébé de douze ans, se dit Alex.
— Tu crois que ça va aller ? l'interrogea Briana.
— J'en suis sûr, répondit Alex. Sans doute un gros incendie au sud. J'ai entendu plein de sirènes.
— Mais maman travaille dans Queens, objecta Briana. Pourquoi l'hôpital aurait-il besoin d'elle si le feu est dans le sud ?
— Un accident d'avion, alors, avança Alex en pensant aux gens qui montraient le ciel. Rappelle-moi de dire à papa que le 12B a un problème de plomberie, d'accord ? Et va au lit. Quelle que soit l'urgence de ce soir, demain ce sera de toute façon terminé.
— Très bien, se résigna Briana. Viens, Julie. On va dire quelques prières en plus pour tout le monde.
— Trop sympa, marmonna Julie, mais elle suivit sa sœur dans la chambre.
Maman avait des bougies dans la cuisine, se souvint Alex. Il chercha à tâtons, en prit une ainsi que les allumettes. Elle ne projetait qu'un petit halo de lumière, mais cela lui suffisait pour retrouver son chemin jusqu'à la chambre qu'il partageait avec Carlos.
A l'origine, les deux chambres n'en faisaient qu'une, mais quand ils avaient emménagé, papa avait construit un mur de séparation afin de délimiter une chambre pour les filles et une pour les garçons. Même sans Carlos, l'appartement était surpeuplé, mais au moins on était chez soi, et Alex n'avait rien à redire.
Il se déshabilla prestement, entrouvrit la porte de manière à entendre maman quand elle rentrerait, souffla la bougie et se glissa dans le plus bas des lits superposés. A travers la mince cloison, il pouvait entendre Briana réciter Je vous salue, Marie. Papa trouvait que Briana était trop pieuse, mais maman disait qu'il était normal pour une fille de quatorze ans de passer par cette phase.
Quand Alex avait quatorze ans — c'était il y a trois ans —, il avait songé, pendant deux jours, à se faire prêtre. Mais chez Bri c'était différent. Alex n'avait pas de mal à l'imaginer en bonne sœur plus tard. Ça ferait tellement plaisir à maman.
Sœur Briana, pensa-t-il en se tournant sur le côté, face au mur. Ma sœur la sœur. Il s'endormit en souriant à cette idée.
Jeudi 19 mai
— Alex ! Alex ! Ouvre-moi !
D'abord, Alex crut qu'il rêvait encore. Il n'avait pas bien dormi, se réveillant plusieurs fois dans la nuit pour vérifier si l'électricité était revenue ou si maman était rentrée. L'air moite et brûlant y était pour beaucoup. Tous ses rêves étaient hantés par des sirènes, des accidents et des situations d'urgence dans lesquelles il était plus ou moins impliqué mais totalement incapable d'intervenir.
— Alex !
Il secoua la tête et regarda par la fenêtre. Il faisait encore nuit dehors et les réverbères étaient éteints. Mais il pouvait distinguer le visage d'un homme : oncle Jimmy, accroupi à la fenêtre.
Il se leva.
— Je te retrouve à la porte, souffla-t-il.
Il enfila sa robe de chambre et traversa l'appartement.
— La sonnette ne marche pas, expliqua oncle Jimmy. Comme tout le reste.
— Quelle heure est-il ? Il est arrivé quelque chose ?
— Il est quatre heures et demie. J'ai besoin de toi à la bodega. Réveille tes sœurs et habillez-vous. Vite.
— Que s'est-il passé ? s'enquit Alex, mais il fit comme Jimmy lui avait demandé : il frappa à la porte de la chambre de ses sœurs jusqu'à ce qu'il soit sûr de les avoir réveillées.
— Je te raconterai plus tard. Va t'habiller. Dépêche-toi.
En l'affaire de quelques minutes, Alex, Briana et Julie étaient debout et parés dans le salon.
— Venez, ordonna Jimmy. Mon camion est là.
— Où on va ? l'interrogea Briana. Tout le monde va bien ? Maman est rentrée ?
— Je ne crois pas, dit Alex. Elle n'aurait pas pu dormir avec tout ce boucan. Oncle Jimmy, pour combien de temps tu as besoin de nous ?
— Le temps qu'il faudra, répliqua Jimmy.
— Et l'école ? s'inquiéta Briana. On sera rentrés d'ici là ?
— Te bile pas pour l'école, dit Jimmy. Te bile pas pour rien. Viens, c'est tout.
— Et si maman appelle ? objecta Briana. Ou papa ? Ils vont paniquer si personne ne répond.
Alex hocha la tête.
— Julie, tu viens avec nous. Bri, tu restes là au cas où on appellerait.
Bien qu'il eût préféré la compagnie de Bri, il jugeait moins risqué de la laisser seule ici plutôt que Julie.
— Très bien, conclut Jimmy. On bouge.
Il avait garé son camion en double file devant l'immeuble, mais Alex était sûr qu'à cette heure-ci, personne ne s'en souciait. Ils s'entassèrent sur les sièges avant et Jimmy démarra, traversa le parc et dépassa la vingtaine de rues pour rejoindre la bodega, au nord. La circulation était étonnamment dense à cette heure de la nuit, et on pouvait entendre les sirènes mugir au loin.
— Que s'est-il passé ? demanda Alex. On sait ce qui a provoqué la panne de courant ?
— Ouais. La Lune. Il lui est arrivé un truc.
— Les taches lunaires, lança Julie en gloussant.
— Y a pas de quoi rire, la reprit oncle Jimmy. Lorraine n'a pas pu fermer l'œil de la nuit. Elle est persuadée que les pillards vont s'attaquer au magasin à la première heure du jour. Hier soir, c'étaient les marchands de vin et liqueurs et les boutiques d'électronique, mais durant la journée ils vont s'attaquer à l'alimentation. C'est pour ça qu'on va vider la bodega et stocker toute la nourriture chez nous. Vous m'aiderez à faire les cartons et à les transporter.
— Et nous, alors ? demanda Julie. On aura notre part ?
— Ouais, bien sûr, dit Jimmy. Où est votre mère ?
— À l'hôpital, répondit Alex. Elle aura travaillé toute la nuit, j'imagine. Papa est encore à Porto Rico. Oncle Jimmy, qu'est-ce qui se passe ?
— Tout ce que je peux te dire, c'est qu'un énorme machin a heurté la Lune hier soir, une planète ou une comète, et ça l'a cognée tellement fort que tout est chamboulé et qu'elle s'est rapprochée de la Terre. Du coup, il y a des raz-de-marée, des inondations, des coupures de courant. C'est la panique. Lorraine est hystérique.
Tante Lorraine avait une propension à l'hystérie, pensa Alex. Papa l'avait surnommée « la Dramática », et maman ne lui avait toujours pas pardonné pour la scène qu'elle avait faite lorsque Carlos avait annoncé qu'il entrait dans les Marines. « Tu vas mourir ! Ils vont te tuer ! On ne te reverra plus jamais ! »
— On ne peut pas remettre la Lune là où elle était ? s'étonna Julie.
— J'aimerais bien, soupira Jimmy. Mais même si c'est possible, ça ne pourra pas se faire tout de suite. En attendant, Lorraine veut qu'on s'active pour neutraliser tous ceux qui viennent ôter le pain de la bouche de nos enfants. (Il klaxonna comme un sourd une voiture qui coupait la route au beau milieu de la Troisième Avenue.) Crétins, marmonna-t-il. Des riches qui déboîtent à la moindre alerte.
— Je ne vois pas de flics, fit remarquer Alex.
Jimmy rit.
— Ils sont partis protéger les riches. Ils se fichent pas mal des autres.
Dans l'oncle Jimmy se cachait aussi une dramática, jugea Alex. Vivre avec tante Lorraine devait finir par être contagieux. Leurs gosses piquaient de grosses colères, mais ils étaient encore petits, et Alex espérait qu'ils seraient bientôt trop grands pour cela. Même si leur mère n'avait toujours pas passé ce stade.
Jimmy rangea son véhicule devant le magasin.
— Bien, Benny est là. Vous pouvez sortir. Alex, tu vas charger le camion avec moi. Julie, tu fais les cartons. Comment ça se présente, Benny ?
Le gars imposant qui se tenait devant la bodega hocha la tête.
— C'est tranquille. On devrait pas avoir de problèmes. (Il sortit un revolver de sa ceinture.) Juste au cas où.
— Il faut d'abord payer Benny, annonça Jimmy. Bière et cigarettes.
— La nouvelle monnaie, ricana Benny.
Alex commençait à se demander s'il était bien réveillé. Rien de tout cela ne lui paraissait réel, à part la mention de l'hystérie de tante Lorraine. Oncle Jimmy déverrouilla la porte d'acier. Alex et Julie le suivirent dans le magasin tandis que Benny montait toujours la garde à l'extérieur.
Jimmy tendit à Julia une torche électrique et lui dit de s'asseoir par terre pour assembler les cartons. Il montra à Alex où se trouvaient les packs de bières et les cartouches de cigarettes, et tandis qu'Alex les transportait jusqu'à la voiture de Benny, Jimmy remplissait les cartons vides avec du lait, du pain et autres denrées périssables.
Benny recommanda à Alex de charger d'abord le coffre, puis le siège arrière. C'était incroyable la quantité de bières et de cigarettes que pouvait contenir la voiture.
A la fin, seul le siège du conducteur était vide.
— Tu sais conduire ? demanda Jimmy à Alex.
Alex secoua la tête.
— Bon. Je vais porter ça chez Benny, se résigna Jimmy. Benny, tu restes là dehors. Fais en sorte qu'on voie bien ton revolver. Alex, commence à remplir des cartons pour ma famille. Dis à Julie de prendre les sacs plastique pour ce qui vous revient. Je serai de retour d'ici une demi-heure.
Benny montait la garde pendant qu'Alex rejoignait Julie à l'intérieur du magasin. Oncle Jimmy verrouilla la porte d'acier, laissant Alex avec la déplaisante sensation d'être prisonnier, même s'il savait que Julie et lui étaient plus en sécurité si le magasin était fermé à clé.
— Oncle Jimmy est devenu fou, c'est ça ? demanda Julie.
— Sûrement. Et tu connais tante Lorraine. Elle n'est jamais contente que quand c'est la fin du monde. (Il aperçut tous les cartons que Julie avait déjà remplis.) Tu as vraiment bien bossé.
Julie hocha la tête.
— Je me suis dit qu'il valait mieux. Tante Lorraine aurait une attaque si on emportait de la nourriture sans avoir travaillé. Et si on revenait les mains vides, maman serait furax.
— Bien vu, approuva Alex. Oncle Jimmy a dit qu'on pouvait utiliser les sacs plastique pour transporter ce qu'on veut.
— Ça t'étonne ? Ils contiennent moins.
— La nourriture est à lui, objecta Alex. Il nous fait une fleur. Pourquoi tu ne remplis pas tous les sacs tant qu'il n'est pas là ?
Julie acquiesça et se mit à bourrer les sacs avec des bocaux et des conserves. Alex fit de même avec les cartons. Tout en s'activant, il essayait de comprendre ce qui se passait réellement. Puisque la Lune est responsable des marées, il était logique qu'en se rapprochant de la Terre, elle provoque des marées plus importantes. Combien de temps faudrait-il à la NASA pour résoudre le problème ? Mais le grondement lointain du tonnerre le troublait bien davantage.
Il eut un sursaut lorsque Julie rompit le silence.
— Tu crois que ça va aller pour Carlos ? demanda-t-elle.
— Bien sûr, affirma Alex se moquant discrètement de lui-même. Il doit être sacrément occupé. Je ne sais pas quand il trouvera un moment pour nous appeler.
— Et maman, aussi. Avec les pillages et tout ça, les hôpitaux doivent être pleins.
— Et papa est en sécurité à Milagro del Mar, ajouta Alex. On va tous bien. D'ici lundi tout sera rentré dans l'ordre.
— Je me demande s'ils vont annuler les cours. J'ai un devoir d'anglais que je n'ai pas révisé.
Alex sourit.
— Tu ne risques rien. Même si Saints-Anges est ouvert, le devoir sera sans doute reporté.
Julie continuait de remplir les sacs plastique en utilisant au mieux leur capacité. Alex en faisait autant avec les cartons. C'était bien joli de dire à Julie que tout serait rentré dans l'ordre d'ici lundi, mais il doutait que ce soit le cas. Plus ils auraient de stocks de nourriture à la maison, mieux ce serait.
— Comment ça avance ? demanda-t-il à Julie.
— J'ai fait vingt sacs.
— Bien. Continue. Tu sais le genre de choses que maman achète.
— Sûrement mieux que toi, marmonna Julie.
Alex rit, mais c'était tellement vrai qu'il ne se souvenait même plus de la dernière fois qu'il avait été dans un supermarché, pas plus qu'il ne se rappelait avoir vu papa ou Carlos en franchir les portes. Faire les courses, la cuisine, le ménage — c'étaient maman, Bri et Julie qui s'en chargeaient. Alex rangeait sa chambre et Carlos donnait un coup de main à papa de temps à autre, mais c'étaient Bri et Julie qui savaient repriser, repasser et cuisiner. Même quand maman revenait des cours du soir, d'abord pour décrocher son équivalence du bac et ensuite pour apprendre le métier de technicienne de salle d'opération, c'étaient elle et les filles qui s'occupaient des tâches ménagères.
D'ailleurs, Alex n'avait jamais entendu maman ou Bri s'en plaindre. Julie, pour sûr, mais si Julie était une princesse couronnée, elle se plaindrait de sa couronne.
Comme pour confirmer cette pensée, Julie gémit :
— J'ai mal aux bras. Et je n'arrive pas à attraper ce qui se trouve sur les étagères du haut.
— Contente-toi des étagères qui sont à ta portée, lui conseilla-t-il. Prends des champignons en boîte. Papa les aime.
— J'en ai déjà tout un sac.
— Bien, dit Alex, et il se remit à emballer et à réfléchir.
La NASA devait sûrement être en train de consulter les physiciens et les astronomes du monde entier sur le moyen le plus rapide de remettre la Lune à sa place. La situation avait des chances de revenir à la normale.
Quand oncle Jimmy revint à la bodega, Alex avait rempli tous les cartons. Jimmy et lui chargèrent le camion pendant que Julie retournait pour assembler les dernières boîtes. Puis Jimmy et lui les remplirent, ainsi que tous les sacs restants.
— Julie, tu vas rester ici, ordonna oncle Jimmy. Benny ne bougera pas. Alex et moi, on va apporter tout ça à la maison, et puis on reviendra pour te ramener chez toi.
Alex n'était pas très chaud à l'idée de laisser Julie seule dans le magasin, mais il se dit qu'elle ne risquerait rien dans le local fermé à clé et surveillé par un garde armé.
— Tiens-toi bien, lui recommanda-t-il.
Julie lui lança un regard noir. Alex plaignait les pillards qui réussiraient à franchir la barrière de Benny.
D'une main sûre et rapide, Jimmy conduisit son camion sur les quelques centaines de mètres qui les séparaient de son appartement.
— Lorraine va nous aider à décharger. Mais ça va prendre un bon moment pour tout transporter à l'étage.
Jimmy et Lorraine vivaient au deuxième étage sans ascenseur. Jimmy chargeait les cartons du camion au premier étage, Alex les montait à l'étage au-dessus, où Lorraine les réceptionnait et les portait jusqu'à l'appartement. Alex pouvait entendre ses petits cousins glapir dans le fond, mais ça n'avait rien d'exceptionnel. Lorraine ne disait rien, se contentant de grommeler quand elle avait à pousser chez elle les cartons les plus lourds.
Quand ils eurent enfin terminé, Lorraine leva les yeux vers Alex.
— Merci, dit-elle. Tu as contribué à sauver la vie de mes petits.
— Tout va s'arranger, la rassura Alex. Laisse un peu de temps aux scientifiques et ils vont trouver la solution.
— C'est trop énorme pour les scientifiques.
— Viens, Alex ! l'appela Jimmy depuis le rez-de-chaussée. On s'en va.
Alex pressa Lorraine contre lui de façon maladroite et fila au bas de l'escalier.
Jimmy les ramena au magasin. Alex remarqua aussitôt que Benny avait disparu.
— Bon sang ! jura Jimmy. Je lui avais pourtant dit de rester jusqu'à notre retour. Julie, ça va ?
— Il y avait des gens qui cognaient comme des fous dans la porte d'acier, gémit-elle, accroupie derrière le comptoir. J'ai entendu des coups de feu.
— Tout va bien, la calma Alex. On rentre à la maison, maintenant.
— D'accord, dit Jimmy. Je finirai d'emballer tout seul ce qui reste. Allez, on va charger vos provisions.
Alex était impressionné par le nombre de sacs que Julie avait remplis et par leur poids. Ils auraient sûrement assez de nourriture pour tenir jusqu'à ce que tout rentre dans l'ordre.
Jimmy les aida à transporter les vivres jusqu'au salon, avant de retourner au magasin. Alex, Briana et Julie transportèrent l'essentiel des sacs dans la cuisine. Tout ce qui n'y trouvait pas sa place resta au salon.
— Le téléphone a sonné quand vous étiez partis, annonça Briana. Je crois que c'était papa, mais je n'en suis pas sûre.
— Comment ça, tu n'en es pas sûre ? s'étonna Alex.
Tous les muscles de son corps lui faisaient mal. La seule chose qu'il voulait, c'était une douche chaude et quatre heures de sommeil supplémentaires.
— Il y avait beaucoup de parasites, répondit Briana, presque comme si elle s'excusait. Mais j'ai entendu la voix d'un homme et je suis sûre que c'était papa. Je crois qu'il a dit quelque chose à propos de Porto Rico.
— Bonne nouvelle, alors, jugea Alex. S'il a appelé, c'est qu'il va bien. Il voulait sans doute nous prévenir qu'il ne pourrait pas rentrer samedi comme prévu.
— Je lui ai dit qu'on allait bien, qu'il ne devait pas se faire de souci, ajouta Briana.
— Ils m'ont laissée toute seule, se plaignit Julie. Des gens ont essayé de forcer la porte. J'aurais pu me faire tuer.
— Ça va ? s'enquit Bri.
Alex pouvait voir l'inquiétude dans ses yeux.
— Bien sûr que oui, répondit-il. On va tous bien.
— Et si on téléphonait à maman ? supplia Briana. On pourrait lui raconter pour la nourriture et l'avertir aussi qu'on a des nouvelles de papa.
— Il vaut mieux ne pas la déranger à son travail, objecta Alex. Elle nous appellera quand elle le pourra, à moins qu'elle ne soit déjà en route pour la maison. Pourquoi tu ne nous préparerais pas un bon petit déjeuner ? On se sentira bien mieux après avoir mangé.
— Je peux faire des œufs brouillés, proposa Briana. La cuisinière marche encore. J'ai vérifié.
— Ça m'a l'air parfait, dit Alex. Je vais prendre une douche. Après déjeuner, on ira à l'école.
— Moi, je ne bouge pas d'ici, décréta Julie. Pas avec une panne de courant générale.
— Moi non plus, renchérit Bri. On ne pourrait pas rester à la maison pour attendre maman ?
— Très bien, concéda Alex. J'irai tout seul, histoire de voir ce qui se passe.
Une fois sous la douche, il n'eut que de l'eau glacée. Il y resta aussi brièvement que possible, puis revêtit son uniforme du lycée.
— Il n'y a plus d'eau chaude, annonça-t-il à Bri.
— Tu crois que les gens de l'immeuble mettront ça sur le dos de papa ? s'alarma-t-elle.
— Personne ne lui mettra rien sur le dos. Notre immeuble n'est pas le seul touché. Toute la ville est sans doute dans le noir. Où est Julie ? Elle a déjà mangé ?
— Elle s'est recouchée, répondit Briana en versant les œufs brouillés dans l'assiette d'Alex. J'espère que le jus d'orange est encore bon.
Alex prit une gorgée.
— Ça va, dit-il.
Il n'avait pas réalisé à quel point il avait faim jusqu'à ce qu'il sente les œufs. Il avait à peine terminé d'engloutir le plat que le téléphone se mit à sonner.
— C'est peut-être maman ! s'écria Briana, et elle fonça pour répondre. Bonjour ? C'est Carlos ? Salut, Carlos. Tout va bien là où tu es ?
— Passe-moi le téléphone, Bri, ordonna Alex. Carlos, c'est Alex. Comment ça va ?
— On fait aller, répondit Carlos. Je n'ai pas plus d'une minute. On a été déployés. Je ne sais pas où on va, mais ils nous ont dit d'appeler chez nous. Tout va bien à la maison ?
— Ça va. Papa a appelé ce matin et a parlé à Bri. Et maman est à l'hôpital. Comment ça se passe dans ton coin ? Panne généralisée ?
— Non, on a de l'électricité. Julie va bien ?
— Elle dort. Jimmy nous a fait vider le magasin. Elle a vraiment travaillé dur. Tu veux que je la réveille ?
Non, c'est bon. Écoute, Alex, c'est toi qui commandes tant que papa n'est pas rentré. Maman va devoir compter sur toi.
— Je sais. Carlos, ils vous ont dit quelque chose sur le temps que ça prendrait pour revenir à la normale ?
— Rien de précis. Juste que ça va être long et qu'on doit s'attendre à beaucoup de problèmes.
— Bon, on est prêts. On a plein de provisions. Et Jimmy est dans le coin au cas où on aurait besoin d'aide d'ici le retour de papa.
— Très bien. Je ferais mieux de raccrocher. Il y a plein de gens qui font la queue. Prends soin de toi, Alex, et prends soin de maman et des filles. C'est toi l'homme de la maison maintenant.
— Ne te fais pas souci pour nous, ajouta Alex, mais avant même qu'il ait eu le temps de dire au revoir, Carlos avait raccroché.
— Qui c'était ? demanda Julie qui sortait de sa chambre. Maman ?
— C'était Carlos, répondit Bri. Il a appelé pour s'assurer qu'on allait bien.
— Carlos ? s'exclama Julie. Pourquoi vous ne m'avez pas laissée lui parler ?
— Il était pressé, expliqua Alex. Il a été déployé. Tu vois, Bri, il n'y a pas à s'inquiéter. Les Marines sont sur le coup.
— Maman sera tellement contente qu'on ait eu de ses nouvelles, s'exclama Briana. Julie, tu veux des œufs ?
— J'ai mal au ventre, répliqua Julie. J'ai eu si peur au magasin que j'ai mangé plein de barres chocolatées.
— Ça, c'est vraiment malin de ta part, lança Alex.
Il avait l'impression qu'on lui martelait le crâne. Sûr que ça n'avait rien à voir avec les bonbons.
— Tu ne sais pas comment c'était, rétorqua Julie. J'étais toute seule là-bas et il y avait ces gens qui tiraient.
— Des gens qui tiraient ? s'inquiéta Bri. On est en sécurité, Alex ?
— Bien sûr que oui ! s'emporta-t-il, avec une envie furieuse de tuer Julie. Tu sais comment ça se passe dans les quartiers nord. Ici on est tranquilles. Je vais au lycée pour essayer d'en savoir plus.
— Mais tu reviens tout de suite ? demanda Bri. Même si le lycée est ouvert ?
— D'accord. Ne t'inquiète pas. Tout va bien se passer. Je te le promets.
— Comment peux-tu promettre une chose pareille ? s'indigna Julie, mais il préféra faire comme s'il n'avait pas entendu et il quitta l'appartement.
Le chaos dans les rues avant l'aube n'était rien comparé à la folie qu'il rencontra. La circulation était pire que tout ce qu'il avait connu. Les rues transversales avaient été transformées en parkings, de même que West End Avenue et Amsterdam Avenue, qui menaient au nord de la ville. Broadway était limitée aux véhicules de secours, et ceux-ci fonçaient sur l'avenue en faisant rugir leurs sirènes. En l'absence de feux aux intersections, les conducteurs inventaient leurs propres règles. Plus personne ne s'arrêtait pour laisser passer les piétons, et Alex dut courir à chaque fois pour traverser la rue. Rares étaient les passants, et les magasins avaient tous leurs rideaux d'acier tirés. Le bruit des sirènes, les coups de klaxon et les hurlements des chauffeurs étaient assourdissants.
Saint-Vincent-de-Paul se trouvait au croisement de la 73e Rue et de Columbus Avenue. A moins qu'il ne fasse vraiment mauvais, Alex s'y rendait toujours à pied. Le ciel était menaçant mais l'orage qu'il s'attendait à voir éclater depuis hier soir tardait encore. La sueur dégoulinait de son front, sans qu'il sache si cela venait de la chaleur, de la course ou de la peur. Julie avait raison. Il ne pouvait promettre n'importe quoi.
Quand il eut atteint la haute bâtisse en brique du lycée, Alex trouva un panneau sur la porte : FERMÉ JUSQU’À LUNDI. Il n'en fut pas surpris, mais déçu. L'école avait toujours été un refuge pour lui, et il comptait bien y trouver quelqu'un qui pourrait l'éclairer davantage sur ce qui se passait.
Il s'éloigna de la porte, et presque aussitôt il se mit à pleuvoir. Des éclairs déchiraient le ciel et le tonnerre claquait. Il se maudit de ne pas avoir pris de parapluie avant de sortir. Avec cette panne d'électricité, il n'était même pas sûr que le métro fonctionnait.
Il marcha jusqu'à la station de la 72e Rue et trouva l'escalier barré par une chaîne. Un flic trempé se tenait à côté, regardant les ambulances foncer sur Broadway.
Alex fit un geste en direction de la bouche de métro.
— Fermé, confirma le flic. Les tunnels ont été inondés.
— Merci, dit Alex.
Il se demanda ce qui avait provoqué l'inondation, mais il pleuvait trop fort pour engager la conversation. Il courut sur les deux kilomètres qui le séparaient de la maison. Le temps d'arriver à l'appartement, il était complètement douché.
— Le lycée est fermé jusqu'à lundi, annonça-t-il. Est-ce que maman a appelé ?
Briana secoua la tête.
— Julie s'est recouchée. Tu dégoulines.
— Oui, je sais. Je vais me sécher et je me couche. Réveille-moi avant lundi, d'accord ?
Briana s'esclaffa.
— Va dormir, dit-elle. D'ici à ce que tu te réveilles, maman sera rentrée et tout ira bien.
— Je parie que tu as raison, rétorqua Alex, tout en sachant que ce n'était qu'un rêve.
Tandis qu'il accrochait son uniforme mouillé et remettait jean et tee-shirt, il pensa aux tunnels inondés. La ligne que prenait maman pour rejoindre l'hôpital dans le Queens empruntait un tunnel. Mais ça, c'était hier soir, et la situation était sans doute normale à ce moment-là. Malgré tout, il savait qu'il ne serait pas tranquille tant qu'il n'aurait pas de ses nouvelles.
Le lit lui tendait les bras. Cependant, il se mit à genoux et pria pour le salut de sa mère, de son père et de son frère, pour le salut de ses sœurs, et puis aussi pour son pays et pour le monde.
Alors seulement il s'autorisa à s'évader dans le sommeil.